A chaque fois, que je critique la mode non inclusive sur les réseaux (et c’est un de mes passe-temps) j’ai systématiquement quelqu’un pour me répondre :

« si les marques ne font pas des tailles plus grandes, c’est qu’il n’y a pas de demande ».

J’avoue, c’est tentant : après tout, on se dit que si les marques avaient moyen de faire plus de fric, elles sauteraient sur l’occasion.

 

Et pourtant, si tu me suis pendant quelques minutes de lecture, je vais te prouver que non : expliquer le manque de mode inclusive par le manque de demande de la part des client-e-s, ce n’est absolument pas convaincant ! Let’s go !

C’est quoi la mode inclusive

Pour commencer, entendons nous rapidement sur le sujet dont on va parler : la mode inclusive. Comme c’est un terme plutôt sympa et dans l’air du temps, il a tendance à vouloir dire tout et n’importe quoi. Mais non, la mode inclusive ce n’est pas :

  • proposer des tailles qui vont jusqu’au 46 👉 Les tailles de vêtements, en réalité, ça va jusqu’au 64, voire jusqu’au 70.
  • montrer un mannequin en fauteuil roulant 👉 Le handicap, ce n’est pas QUE quelqu’un en fauteuil roulant. Et s’il a fallu 3 personnes pour habiller le mannequin en fauteuil avec un vêtement pas adapté, peut-être que ce vêtement n’est pas inclusif, même s’il est porté par une personne handicapée.
  • un design « one size fits all » 👉 Parce que c’est du bullshit : si ça va à « tout le monde », ça ne va bien à personne. Prétendre qu’un vêtement ira bien à tous les corps, c’est en fait ignorer la plupart des corps.

Et je pourrais continuer comme ça, mais je pense que vous avez saisi le truc. Une marque inclusive, souvent, c’est un truc que la marque elle-même déclare. Un peu comme se dire « éco-responsable » alors qu’on fait du greenwashing, se présenter comme inclusif n’a pas vraiment de valeur en soi, si ce n’est pas incarné par des actions concrètes (et ça a même un nom : le curve washing).

@hannahleelifestyle Curve washing… is everywhere #youswim #bodypositivity #inclusivesizing #inclusivity #bopobodpos #curvewashing #limitedsizes #plussizefashion #plussizecreator #size20 ♬ About Damn Time - Lizzo

Perso, je définis la mode inclusive comme une mode qui prend en compte, dès sa conception, TOUS les corps. C’est plus un objectif, un chemin dans lequel on s’engage qu’un état de fait. L’important c’est d’être convaincu que tous les corps ont le droit d’être habillés… et c’est là où le bât blesse 🤦‍♀️

La mode : un délire franchement exclusif

Parce que vouloir habiller tout le monde, c’est loin d’être un objectif de « la mode ».

D’un côté, on a des marques de fast fashion qui sont ultra abordables pour nous mais qui exploitent des gens dans d’autres pays, qui seraient incapables de se payer les vêtements de ces mêmes marques si elles avaient le temps de faire un tour en magasin.

De l’autre on a les grandes maisons de couture, ultra élitistes, dont la raison d’être consiste à se proposer un lifestyle exclusif que tout le monde ne peut pas se permettre… même si c’est un hoodie fabriqué dans les mêmes conditions que n’importe quel hoodie mais vendue 50 fois plus cher 🙄

mode non inclusive gucci sweatshirt à capuche cher

Dans la haute couture, la mode est avant tout une question de statut. En s’habillant chez Chanel ou Dior, on montre au monde qu’on a du goût… et surtout les moyens d’avoir du goût !

Cette exclusivité est revendiquée par les marques, comme en témoignent les nombreuses citations grossophobes de feu Karl Lagerfeld (il n’est pas le seul, mais certainement le plus caricatural) :

"Elle est un peu trop grosse mais elle a un beau visage et une voix divine" (à propos de la chanteuse Adele)
"Personne ne veut voir de femmes 'plus size'"
ou encore
"L'anorexie n'a rien à voir avec la mode (...) C'est une sujet inutile. Parlons des grosses"
"Le trou dans la sécurité sociale, c'est aussi toutes les maladies attrapées par des gens trop gros".

Derrière cette vision du monde se cache quelque chose de très problématique : ce qui devrait relever d’un goût/choix personnel est présenté ici comme une réalité immuable. Je rappelle que non, surpoids ne veut pas forcément dire mauvaise santé et pour en savoir plus, je vous invite à découvrir des comptes comme @corpscool sur instagram !

En critiquant de manière aussi ouverte les personnes grosses, on peut voir une tentative de « normer » le monde. A l’instar des déclarations sur ce qu’est une «femme élégante » ou un « homme du 21 siècle » qui sont proférées à tout va, par à peu près toutes les marques, on a ici une tentative claire d’instauration d’un diktat. Et si tu ne veux pas le suivre, tu es invité-e à trouver une autre marque pour t’habiller car ici, tu n’es pas considéré-e.

Et les petits marques éthiques alors ?

C’est une problématique un peu différente côté jeunes marques. Pour faire simple, quand on démarre, c’est très risqué de lancer une production : imaginons que j’ai le budget de faire 100 t-shirts. Je choisis de proposer 2 modèles : moulant et oversize. Ca me fait 50 t-shirts par coupe. Ensuite, chaque modèle est divisé en 2 couleurs : 25 t-shirts par coupe, par couleur.

Entre la taille 32 et la taille 64, il y a… 17 tailles ! Donc un ou 2 t-shirts par taille, par couleur, par modèle. Et ça, c’est un non sens puisqu’en termes de développement, créer une taille supplémentaire représente aussi un coût.

 

Alors, par sécurité, les jeunes marques concentrent leur budget sur les tailles qu’elles voient le plus en magasins actuellement : 34 à 42.

Sans avoir un objectif d’exclusivité comme la haute couture, ces marques participent malgré elles à une mode non inclusive.

Est-ce qu’on peut les blâmer ? Est-ce qu’il y a des solutions ?

Perso, c’est pour garantir une inclusivité radicale que j’ai créé ma marque en sur-mesure. Ca me permet d’éviter le problème de stock mais aussi de développer les modèles grandes tailles uniquement quand on me les demande! Et en vrai, vous seriez surpris-e de voir à quel point même les gens qui font une taille « standard » n’ont pas toustes le même corps ! A chaque vêtement réalisé, je renforce encore plus ma croyance en une mode qui s’adapte à tous les corps 🤗

L’offre et la demande

« tous les modèles sont faux mais certains sont utiles » : c’est un principe de base de la zététique, ou l'art du doute, qui consiste à questionner le monde qui nous entoure. Dans le cas de l’offre et la demande je trouve que cette maxime s’adapte assez bien !

Trop souvent encore, on me ressort ce fameux argument de l’offre et de la demande, comme une réalité immuable, incontestable. Si l’offre n’existe pas, c’est parce que la demande n’existe pas.

Hé bien je suis désolée de casser votre impression de comprendre toute l’économie du 21eme siècle : la réalité est beaucoup plus complexe que ça.

Si je prends l’exemple de la mode, et notamment celui des tailles, on a des preuves assez concluantes pour affirmer que la demande est supérieure à l’offre. En 2013, par exemple, la journaliste Margaux Gandelon superpose la courbe de l’offre de robes sur Zalando avec celle des mensurations des françaises (selon l’étude IFTH dont je vous ai déjà parlé dans cet article).

 

pourcentage robes curve washing zalando mode inclusive offre demande

 

Depuis, on considère qu’une femme sur 3 ne trouve pas de vêtements à sa taille en magasins.

Bien sûr, on peut trouver plein de raisons pour justifier cet écart : les tailles 32 sont achetées par des jeunes ados (l’étude mesure des femmes de plus de 18 ans), le vanity sizing (étiqueter un vêtement 40 alors que c’est en réalité du 44) ou le fait que les personnes minces achètent plus reviennent systématiquement comme contre-arguments. Certes, ça peut atténuer un peu la violence de la discrimination que montre ce graphique, mais est-ce que ça explique vraiment tout ? Est-ce qu’une personne qui fait du 52 qui ne trouve quasi aucun vêtement à sa taille peut se satisfaire de ces explications ? 

Non, évidemment. 

Mais alors pourquoi est-ce que les marques ne se jettent pas toutes sur le marché des grandes tailles ?

Oui, je sais, moi aussi ça me démange de trouver une réponse rationnelle. On avance parfois la question du prix du tissu. En tant que créatrice, je peux vous dire que oui, le prix du tissu a un impact sur le prix mais que non, ce n’est pas une bonne explication : un tissu peut coûter entre 3 et 50€/m, selon son origine, sa qualité, son exceptionnalité, son épaisseur, la quantité achetée… Il y a en réalité plus de variation dans le prix des tissus en général que dans les tailles. Mais effectivement, ça nécessite parfois d’adapter son choix de matière première.

Il y a aussi un autre problème : la gradation. Quand on crée un vêtement en plusieurs tailles, on démarre en général d’une taille 36 qu’on va grader, c’est-à-dire agrandir et rapetisser selon des formules assez strictes pour transformer le patron en plusieurs tailles.

Or, à partir d’un certain moment (à peu près la taille 44), ces formules ne fonctionnent plus tout à fait pareil, les vêtements n’ont plus le même tombé, les patrons se déforment. Là encore, on pourrait changer la taille de base, ou mettre en place de nouvelles règles de gradation. Mais ça, ça demande un petit effort.

Et s’il était là le problème ?

Toutes les raisons avancées pour justifier qu’on fait moins de vêtements pour les grandes tailles que pour les petites, ce sont des petites épines dans le pied qui pourraient se régler facilement… s’il y avait une volonté derrière. En réalité, aucune solution pour proposer des grandes tailles n’est impossible. Mais ça demande un petit effort en plus. Ca demande de sortir de sa zone de confort et d’apprendre une nouvelle compétence, d’adapter sa vision des choses. Bref, d’entreprendre.

Et apparemment, la plupart des marques trouvent que ce petit effort, cette petite dépense d’énergie, est moins prioritaire que d’autres.

 

C’est plus confortable de se dire que, si on ne propose pas de grandes tailles, c’est parce que la demande n’existe pas. Mais c’est faux : ne pas proposer de grandes tailles, c’est un parti pris. Ca émane d’une décision (même inconsciente) de ne pas se préoccuper de cette partie de la population parce que, dans la tête de beaucoup de personnes… cette population n’est pas légitime.

Hé oui, sans surprises, le fait d’avoir la flemme de créer une marque inclusive est le résultat d’une grossophobie ambiante :

Les gros-ses n’ont qu’à maigrir, iels n’avaient qu’à pas s’empiffrer, puis de toute façon iels feraient mieux de porter des vêtements foncés et discrets, pour ne pas qu’on les voie. A quoi bon mettre mon énergie dans le développement de vêtements pour des gens qui selon moi ne mériteraient pas d’exister?

C’est ça, pour moi, la dure et triste réalité du monde de la mode : des marques et des personnes qui sont grossophobes et qui donc, ne voient pas l’intérêt (même financier) de proposer des vêtements au-delà de la taille 44 😓

@assia.kara Et si on arrêtait de faire des collections qui s’arrêtent au 42? 😅😜😘 #grossophobie #stopgrossophobie #mode #grossophobieordinaire #grossophobiestop #modegrandetaille #surmesure #vetementsurmesure #discrimination ♬ son original - assiakara

Bon, je ne veux pas vous laisser sur cette note négative alors terminons sur une bonne nouvelle : il y a des solutions ! Tout d’abord, on a de plus en plus de marques sympa qui ouvrent petit à petit leur système de tailles : Make my lemonade va jusqu’au 52, Lucy&Yak jusqu’au 54… C’est mieux, mais c’est clairement pas encore suffisant.

Je vous l'ai déjà dit, moi, ma solution, c’est le sur-mesure ! En tant que créatrice formée à faire des fringues pour des squelettes, je n’avais jamais créé de vêtements pour des tailles au-delà du 36 avant de sortir de l’école. J’ai galéré avec la gradation et du coup, j’ai décidé de contourner le problème : après tout, on a toustes un corps différent, alors pourquoi s’obstiner à vouloir le faire rentrer dans des cases ?

Depuis que je crée sur mesure, je me retrouve à apprendre à chaque nouveau corps que j’habille et c’est un vrai plaisir ! Oui, parfois ça me demande un peu plus d’efforts qu’une marque « classique ». Mais c’est tellement gratifiant de créer enfin des vêtements qui subliment des personnes déjà magnifiques que c’est un plaisir à chaque étape !


Leave a comment

×