En l’espace de 2 jours, j’ai eu deux interactions différentes sur les réseaux. D’un côté une personne qui gère un magasin éthique et local me dit « vu les prix que tu pratiques, je suppose que ce n’est pas réalisé ici ? »
De l’autre, une personne intéressée par l’une de mes créations me demande le prix et me répond « désolée, c’est trop cher pour moi ».
Et moi, au milieu de tout ça, je reste avec cette éternelle question : les prix que je pratiques sont-ils trop élevés ou pas assez ?
Promis, ce que j’écris ici, tu ne l’as pas lu ailleurs. Certes on va parler de prix juste et de tout ce qui entre en compte dans le calcul d’un prix, mais ce n’est qu’une infime partie du problème. On va surtout parler de société, d’appauvrissement global et de solidarité!
Comment on calcule le prix d’un vêtement ?
Déjà, pour qu’on soit d’accord de ce dont on parle, je trouve important de réexpliquer rapidos comment un prix est calculé. Sans rentrer dans les détails, on doit prendre en compte :
- le coût des matières premières
- le temps de travail à convertir en rémunération horaire
- la marge bénéficiaire
- la TVA
Ca, c’est le minimum. Ensuite, selon les cas, il peut y avoir aussi des commissions pour des revendeurs, des frais de transactions, etc.
Selon l’entreprise, son fonctionnement, ses valeurs… les proportions allouées à chacun de ces postes varient (sauf la TVA qui est constante, 21 % en Belgique, 20 % en France).
Pour te faire prendre conscience de ce qui se joue dans le calcul d’un prix, j’ai fait ce petit tableau comparatif de comment sont répartis les 80 % restant du prix, selon le type d’entreprise (et évidemment, c’est une estimation puisque ça va fortement dépendre de chaque boite).
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Marque de luxe |
Fast Fashion |
Marque éthique |
Matières premières |
2 % |
10 % |
15 % |
Temps de travail |
6 % |
15 % |
25 % |
Marge |
72 % |
55 % |
40 % |
En général, pour calculer la marge, on applique un coefficient multiplicateur sur le prix de revient. En gros, ça veut dire qu’une fois le vêtement fini (matières premières + confection), on multiplie ce prix par un coefficient pour définir un prix de vente.
- Dans le luxe, on fait en général x8 à x10 sur le prix de revient
- Dans la fast fashion, on est plutôt sur du x2 à x4
- Dans la mode éthique, on est content-e si on arrive à faire x2 (même si certaines marques peuvent parfois monter bien plus haut)
Mais à quoi elle sert cette marge ? En fait, c’est cet argent qui fait « tourner la boite ». Ca permet de financer le marketing, l’admin, la recherche, les investissements… et les dividendes des actionnaires.
Mais concrètement, comment ça se traduit dans un prix ?
Comparer des pourcentages ou des coefficients, c’est utile mais pas tout à fait parlant puisque ces 3 secteurs vendent les choses à des prix très différents.
Alors en reprenant le tableau ci-dessus mais avec les montants cette fois-ci, ça donne ça :
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Marque de luxe |
Fast Fashion |
Marque éthique |
Matières premières |
17,8€ |
0,9€ |
22,5€ |
Temps de travail |
53,4€ |
1,35€ |
37,5€ |
Marge |
640,8€ |
4,95€ |
60€ |
TVA |
178€ |
1,80€ |
30€ |
Je le répète, tout ça sont des estimations. Sans bosser dans l’entreprise, impossible de savoir exactement comment le calcul est fait.
Mais ça nous donne à réfléchir sur plusieurs points :
- comment peut-on acquérir assez de matière première pour faire un vêtement avec quelques centimes ? Réponse : les économies d’échelle et l’utilisation de matières de très très mauvaise qualité.
- pourquoi une marque de luxe « dépense » 640,8€ pour vendre son pull, alors qu’une marque éthique arrive à faire le même travail pour 10 fois moins ? Réponse : parce qu’on ne doit pas faire grossir les poches d’actionnaires, et parce qu’on se concentre sur des niches moins énergivores.
- combien de temps prend la confection d'un vêtement si elle ne coûte qu'1,35€? Réponse : plus de temps que ça!
C’est pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, qu’on parle souvent de prix juste en mode éthique : parce qu’on essaie que les personnes qui travaillent sur le vêtement gagnent décemment leur vie (que ce soit les ouvrier-e-s d’une atelier de confection ou nous-mêmes) mais aussi que les client-e-s puissent débourser cet argent sans hypothéquer leur maison. On essaie que ce soit juste, équitable, pour tout le monde. On ne se « gave » pas comme dans le luxe, mais on ne « casse » pas non plus les prix comme dans la fast fashion.
De mon côté, je mets d’ailleurs un point d’honneur à garder des prix justes du point de vue des client-e-s, c’est-à-dire de me débrouiller pour simplifier un maximum le travail de confection, pour garder un temps de travail raisonnable et donc un coût abordable. Je n’hésite pas non plus à baisser un peu ma marge (pour ce gilet, je ne fais pas x2 mais x1,7 par exemple). C’est notamment pour ça que mes prix sont moins élevés que d’autres marques éthiques.
Merci Assia, mais en attendant, ça reste trop cher pour plein de gens !
Oui. Et c’est un problème.
Trop souvent, dans la mode éthique, j’entends un discours culpabilisant, consistant à dire « les gens mettent de l’argent dans des conneries et après ils ne veulent pas payer le prix juste pour un vêtement », ou un autre discours rationnel tendant à pointer du doigt que « mieux vaut mettre 150€ dans un vêtement de qualité, plutôt que de dépenser 10 fois 15€ dans des vêtements de 💩 ». Et bien sûr que c’est vrai ! Bien sûr que c’est un meilleur calcul !
Mais… la réalité économique, aujourd’hui, c’est que beaucoup de personnes n’ont pas 150€ disponibles sur un compte pour faire leur shopping. Peut-être que ces personnes voudraient bien acheter plus éthique, mais que juste l’argent n’est pas là. Et peut-être que ces personnes n’achètent pas 10 vêtements à 15€ sur l’année, mais seulement un ou deux.
Alors attention, j’excuse pas tout le monde. Je les vois, les colis Zalando quasi quotidiens qui arrivent chez ma voisine. Je les croise, ces personnes qui changent tout le temps de look et qu’on ne revoit pas 2 fois avec le même sac. Mais je vois aussi que tout le monde n’est pas comme ça. Que beaucoup de personnes (moi y compris) galèrent juste à joindre les deux bouts et doivent économiser plusieurs mois pour pouvoir s’offrir un vêtement… tout en se prenant constamment des remarques et des jugements de la part des personnes qui « consomment mieux ».
Politisons les luttes !
Car tant qu’on reste dans la culpabilisation individuelle, dans la critique des comportements isolés, c’est comme avec l’écologie : non seulement on ne règle pas le problème mais en plus on invisibilise les vraies causes : le capitalisme !
Oui c’est mon point Godwin à moi.
Parce que notre pouvoir d’achat est en constante baisse, que tous les prix augmentent plus vite que nos revenus et (surtout) que nos gouvernements font encore et toujours plus pression sur les personnes les plus précaires (en s’attaquant aux remboursements de certains médicaments, aux allocation familiales ou de chômage, aux retraites…). Du coup, ça réduit petit à petit le nombre de personnes qui ont les moyens de payer le prix juste.
Tout ça crée une société à deux vitesses : d’un côté, des personnes « riches » qui surconsomment (et qui vont avoir plutôt tendance à acheter des marques de luxe pas éthiques, à consommer à outrance des produits low cost et à polluer clairement plus), de l’autre, des personnes « pauvres » qui n’ont pas les moyens de bien consommer. Et donc, des marques éthiques qui peinent à trouver des modèles viables, à qui il reste 3 options :
- augmenter leurs prix (donc leurs marges) et ainsi gagner plus d’argent tout en diminuant encore l’accès à leurs produits;
- diminuer leurs prix (donc leurs coûts de production) et ainsi rendre leurs produits plus accessibles mais aussi leur marque moins vertueuse (par exemple en produisant dans des pays moins chers, ou en utilisant des matières un peu polluantes);
- s’accrocher coûte que coûte à leurs convictions… tout en restant précaires, du moins le temps que le reste de la population retrouve un peu de beurre dans les épinards.
Cette dernière solution (qui, en gros, est celle que je préconise) nous met face à un paradoxe : les gens n’ont pas les moyens d’acheter mes produits, donc je ne gagne pas bien ma vie, donc je n’ai pas les moyens d’acheter les produits des autres, donc iels gagnent moins bien leur vie… et collectivement, on s’appauvrit.
Alors c’est quoi la solution ?
On ne peut pas faire de miracles, mais on peut quand même réfléchir à des pistes pour s’en sortir. Dans cet article, j’en ai évoqué plusieurs. Tout d’abord, à l’échelle d’une marque, je pense qu’il est de notre devoir de rester abordable (mon pull sans manches à 150€, c’est moitié moins que ce que proposent d’autres marques éthiques, il faut bien se le dire) pour pouvoir être dans le champ des possibles de notre clientèle. Peut-être qu’une personne doit économiser plusieurs mois pour se payer un vêtement de ma marque, mais au moins elle peut l’envisager, là où elle renoncera probablement direct au "même" produit qui coûte 6 fois le prix chez Gucci.
Ensuite, je pense aussi qu’il faut continuer à sensibiliser, à expliquer, à montrer l’envers du décor. Par exemple, lors d’ateliers que j’organise, je perçois souvent la fatigue de mes participant-e-s qui, après 4-5h de couture, arrivent enfin à finir leur pièce. Et leur réaction est quasi systématiquement une prise de conscience sur le travail qui se cache derrière la création d’un vêtement, quel qu’il soit. Parfois, quand dire les choses n’est pas suffisant, peut être que l’expérience peut prendre le relais pour exprimer nos réalités.
Enfin, on n’y arrivera pas sans être totalement solidaires des luttes sociales. On ne peut pas exiger de personnes qui sont réduites à vivre en dessous du seuil de pauvreté de payer le prix juste pour un vêtement de qualité. Nos gouvernements de droite et d’extrême droite, en creusant encore et toujours les écarts de richesse, effacent aussi toute possibilité pour des entreprise vertueuses de trouver un nombre suffisant de client-e-s. Alors oui : militer pour les acquis sociaux, même si on n’en est pas directement bénéficiaire, ça a un impact énorme sur la survie de nos entreprises… et de notre planète, accessoirement !